Je crois que dans le domaine des troubles musculo-squelettiques, l’épaule est le deuxième site d’affections derrière la colonne lombaire où il y a la plus grande production de littérature. Et pour cause, de nombreux concepts et de très bonnes idées dans le traitement ont été trouvés et ont évolué au fil des années. Avant de les évoquer j’aimerais vous raconter mon histoire.
De bêtes luxations
Lorsque j’étais en 3ème, je faisais du volleyball. À la fin d’une séance d’entraînement, j’ai décidé de m’entraîner à smasher de l’épaule gauche, ce fut le drame. J’ai senti mon épaule gauche partir à un endroit qui n’était pas sa place. Ce fut bref, quelques secondes plus tard j’ai senti un « retour en place ».
Sur l’instant, je n’avais ressenti aucune douleur, mais je ne pouvais m’empêcher de me dire que je m’étais « déboîté l’épaule ». Je ne bougeai donc plus trop mon épaule et commençai à ressentir de la douleur une vingtaine de minutes plus tard. Comme si tous les tissus autour étaient endoloris.
Ce ne fut que le commencement, puisqu’au cours de cette journée et celle qui suivit, cette sensation de déplacement puis de remise en place se produisit encore 4 fois supplémentaires. J’ai alors consulté un chirurgien qui, après un très bref examen clinique constitué uniquement du test de l’appréhension antérieure, me dit : « Il faut opérer ».
Une maladie ?
Je n’étais même pas sûr que ma sensation de luxation était réelle ou juste une idée que je me faisais, aucune radio n’avait pu montrer de luxation étant donné leurs réductions spontanées immédiates. Pourtant, sans aucune réflexion, j’écoutais le chirurgien m’expliquer ce qu’il allait me faire. Je ne comprenais pas grand chose, j’avais 13 ans, mais j’ai retenu les mots « maladie luxative de l’épaule » et j’ai cru qu’il m’avait dit que mon « cartilage était trop large et qu’il ne maintenait plus en place l’épaule ». Aujourd’hui, je ne sais pas s’il a vraiment utilisé le mot cartilage dans cette phrase, mais j’avais compris l’idée générale qu’il voulait me faire passer. Le terme « maladie » me frappa, je ne pouvais m’empêcher de me dire que j’avais un problème systémique et que ce que j’avais pouvait se reproduire à l’autre épaule.
Après mon brevet des collèges, je me suis donc fait opérer de l’épaule par une intervention de Latarjet, c’est à dire une butée coracoïdienne. J’avais compris qu’il m’avait scié un bout d’os et qu’il me l’avait revissé ailleurs, mais absolument pas pourquoi. Les séances de kinés ont été nombreuses, mais je ne suis jamais arrivé à la même amplitude que l’autre épaule, ni la même fonction.
C’est pas très stable
Plus tard à l’école de kiné, j’ai appris la théorie du conflit sous-acromial. Enfin pour être précis, j’ai appris que les tendinopathies d’épaules étaient là parce que le tendon était écrasé sur l’acromion, c’était présenté comme un fait et non une théorie par plusieurs enseignants différents. J’y ai appris également conjointement la théorie du décentrage proclamée par Raymond SOHIER et reprise par Thierry MARC.
Et là, en tant qu’étudiant, l’angoisse m’a pris. J’avais des petites douleurs d’épaule droite, celle qui n’était pas luxée, j’ai alors envisagé le décentrage. Ça collait avec mon idée de « maladie luxative de l’épaule », le décentrage étant une marque de cette mauvaise tenue en place, la luxation étant l’étape ultime.
C’est alors que le calvaire a commencé. Mon épaule gauche n’était pas pleinement fonctionnelle même 5 ans plus tard, des douleurs me gênaient encore pendant la réalisation d’exercices. L’idée que j’avais compris de mes cours était que le décentrage antérieur, dont je me pensais victime dans mon épaule droite, était lié à une perte de force des rotateurs externes qui maintenaient la tête de l’humérus en place.
La mauvaise réaction
J’avais lu une étude pas très bien faite sur le recentrage actif de la tête de l’humérus que je m’appliquais régulièrement. Je ne voulais pas courir me faire recentrer la tête de l’humérus par mes camarades régulièrement. J’avais déjà l’intuition que de toute manière, on n’était pas capable d’évaluer le décentrage de manière fiable, sans pour autant questionner son existence.
Je me suis alors acheté des bandes élastiques et me suis astreint à faire des exercices de rotation externe de l’épaule quotidiennement. J’espérais qu’ils deviennent assez forts pour pouvoir récupérer une épaule fonctionnelle. Le problème est que je n’ai pas tenu cette astreinte, contraignante pour moi. Je me culpabilisais donc de ne pas faire mes exercices et la fonction de mes épaules a décliné avec le temps.
3 mois après le diplôme
Mes problèmes ne s’arrangeaient pas, chaque levée de tension que je faisais, je sentais que je forçais et que mon grand pectoral tirait encore plus mon épaule vers le décentrage. Chaque fois que je levais le bras, je m’imaginais mon tendon râper contre l’os. Je n’osais pas faire d’activité avec les bras en l’air et étendre mon linge était devenu compliqué.
Mais, je suivais aussi régulièrement la page facebook Trust Me, I’m a Physiotherapist qui partageait du contenu très intéressant. Une fois, j’ai cru voir que le conflit sous-acromial était débattu, mais je n’ai jamais réussi à retrouver le post. Nils (l’homme derrière cette page) partageait régulièrement des contenus d’Adam Meakins que je suivais avec attention. Et de fil en aiguille, en cherchant des idées pour travailler avec mes patients, j’ai commencé à devenir de moins en moins craintif. Un des éléments qui m’a fait le plus basculé a été un des billets de blog d’Adam que je n’ai pas réussi à vous retrouver mais qui parlait de renforcer le trapèze supérieur. C’était totalement à l’encontre de ce que je croyais. Pour moi, le trapèze supérieur était un muscle à détendre parce qu’il était toujours tendu.
Puis j’ai découvert qu’en fait, il proposait de toujours tout renforcer. « Tu ne peux pas avoir tort de devenir plus fort » selon lui. J’ai commencé à voir mon épaule différemment, beaucoup moins fragile. J’ai lu avec attention son blog sur les changements dans la manière de traiter les épaules. Je me suis alors lancé dans un protocole un peu plus costaud que de faire des RE dans le vent avec des bandes élastiques et j’ai commencé la Pornstar avec 75% de ma 1RM. Je ne me sentais vraiment pas faible d’avoir réussi à faire 5 séries de 4 x 8 kg.
Aujourd’hui
Je n’ai plus peur de renforcer mon grand pectoral, je n’ai plus peur de faire des tractions, je n’ai plus peur de lever les bras, même l’oiseau haltères. Je ne sais pas comment cela va impacter mes tendons à long terme, mais je suis presque sûr que si j’avais continué à avoir peur, ils se seraient dégradés par manque d’utilisation.
Pourquoi je vous raconte mon histoire
Mon histoire, c’est celle qu’un patient pourrait tout à fait vivre. À vrai dire, ça a même été l’histoire de plusieurs de mes patients. La théorie du conflit est une nouvelle fois remise en cause dans un éditorial par Jeremy Lewis[1]Lewis, J. (2018). The End of an Era? Journal of Orthopaedic & Sports Physical Therapy, 48(3), 127–129. https://doi.org/10.2519/jospt.2018.0102. Plusieurs revues ont critiqué la théorie que le chirurgien a sorti en 1971-72[2]McFarland, E. G., Maffulli, N., Del Buono, A., Murrell, G. A. C., Garzon-Muvdi, J., & Petersen, S. A. (2013). Impingement is not impingement: the case for calling it “Rotator Cuff Disease”. … Continue reading[3]Lewis, J. S. (2011). Subacromial impingement syndrome: a musculoskeletal condition or a clinical illusion? Physical Therapy Reviews, 16(5), 388–398. https://doi.org/10.1179/1743288X11Y.0000000027[4]Papadonikolakis, A., McKenna, M., Warme, W., Martin, B. I., & Matsen, F. A. (2011). Published Evidence Relevant to the Diagnosis of Impingement Syndrome of the Shoulder. The Journal of Bone and … Continue reading. La chirurgie par acromioplastie ne semble pas réellement apporter d’effets supplémentaires pour les patients[5]Kolk, A., Thomassen, B. J. W., Hund, H., de Witte, P. B., Henkus, H. E., Wassenaar, W. G., … Nelissen, R. G. H. H. (2017). Does acromioplasty result in favorable clinical and radiologic outcomes in … Continue reading[6]Beard, D. J., Rees, J. L., Cook, J. A., Rombach, I., Cooper, C., Merritt, N., … Woods, D. (2017). Arthroscopic subacromial decompression for subacromial shoulder pain (CSAW): a multicentre, … Continue reading[7]Paavola, M., Malmivaara, A., Taimela, S., Kanto, K., Inkinen, J., Kalske, J., … Järvinen, T. L. N. (2018). Subacromial decompression versus diagnostic arthroscopy for shoulder impingement: … Continue reading[8]Ketola, S., Lehtinen, J., Rousi, T., Nissinen, M., Huhtala, H., & Arnala, I. (2015). Which patients do not recover from shoulder impingement syndrome, either with operative treatment or with … Continue reading.
En revanche, la croyance qu’il faille se faire opérer semble impacter négativement la récupération des patients[9]Dunn, W. R., Kuhn, J. E., Sanders, R., An, Q., Baumgarten, K. M., Bishop, J. Y., … Wright, R. W. (2016). 2013 Neer Award: predictors of failure of nonoperative treatment of chronic, symptomatic, … Continue reading, les croyances sont même un des plus forts prédicteurs de l’incapacité des patients pour l’épaule[10]Martinez-Calderon, J., Struyf, F., Meeus, M., & Luque-Suarez, A. (2018). The association between pain beliefs and pain intensity and/or disability in people with shoulder pain: A systematic … Continue reading. J’espère donc que vous pourrez trouver de l’espoir dans mon histoire quand vous verrez des patients de plus en plus incapacités par leurs douleurs d’épaule. J’espère que vous êtes vous-mêmes confiants dans le fait de charger votre coiffe, mouvoir votre épaule, travailler au-dessus de 90° d’amplitude,…
Nous sommes solides. Bouger nous rend solide. La douleur n’est pas une question de fragilité, elle n’est pas associée aux nombres de lésions ni à la taille de celles-ci. Si le conflit est réellement causal, il est probable que ce ne soit qu’un tout petit facteur parmi tant d’autres et que s’en préoccuper fasse plus de mal que de bien.
References
↑1 | Lewis, J. (2018). The End of an Era? Journal of Orthopaedic & Sports Physical Therapy, 48(3), 127–129. https://doi.org/10.2519/jospt.2018.0102 |
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↑2 | McFarland, E. G., Maffulli, N., Del Buono, A., Murrell, G. A. C., Garzon-Muvdi, J., & Petersen, S. A. (2013). Impingement is not impingement: the case for calling it “Rotator Cuff Disease”. Muscles, Ligaments and Tendons Journal, 3(3), 196–200. https://doi.org/10.11138/mltj/2013.3.3.196 |
↑3 | Lewis, J. S. (2011). Subacromial impingement syndrome: a musculoskeletal condition or a clinical illusion? Physical Therapy Reviews, 16(5), 388–398. https://doi.org/10.1179/1743288X11Y.0000000027 |
↑4 | Papadonikolakis, A., McKenna, M., Warme, W., Martin, B. I., & Matsen, F. A. (2011). Published Evidence Relevant to the Diagnosis of Impingement Syndrome of the Shoulder. The Journal of Bone and Joint Surgery-American Volume, 93(19), 1827–1832. https://doi.org/10.2106/JBJS.J.01748 |
↑5 | Kolk, A., Thomassen, B. J. W., Hund, H., de Witte, P. B., Henkus, H. E., Wassenaar, W. G., … Nelissen, R. G. H. H. (2017). Does acromioplasty result in favorable clinical and radiologic outcomes in the management of chronic subacromial pain syndrome? A double-blinded randomized clinical trial with 9 to 14 years’ follow-up. Journal of Shoulder and Elbow Surgery, 26(8), 1407–1415. https://doi.org/10.1016/j.jse.2017.03.021 |
↑6 | Beard, D. J., Rees, J. L., Cook, J. A., Rombach, I., Cooper, C., Merritt, N., … Woods, D. (2017). Arthroscopic subacromial decompression for subacromial shoulder pain (CSAW): a multicentre, pragmatic, parallel group, placebo-controlled, three-group, randomised surgical trial. Lancet (London, England), 0(0). https://doi.org/10.1016/S0140-6736(17)32457-1 |
↑7 | Paavola, M., Malmivaara, A., Taimela, S., Kanto, K., Inkinen, J., Kalske, J., … Järvinen, T. L. N. (2018). Subacromial decompression versus diagnostic arthroscopy for shoulder impingement: randomised, placebo surgery controlled clinical trial. BMJ, 362. Retrieved from https://www.bmj.com/content/362/bmj.k2860 |
↑8 | Ketola, S., Lehtinen, J., Rousi, T., Nissinen, M., Huhtala, H., & Arnala, I. (2015). Which patients do not recover from shoulder impingement syndrome, either with operative treatment or with nonoperative treatment? Acta Orthopaedica, 86(6), 641–646. https://doi.org/10.3109/17453674.2015.1033309 |
↑9 | Dunn, W. R., Kuhn, J. E., Sanders, R., An, Q., Baumgarten, K. M., Bishop, J. Y., … Wright, R. W. (2016). 2013 Neer Award: predictors of failure of nonoperative treatment of chronic, symptomatic, full-thickness rotator cuff tears. Journal of Shoulder and Elbow Surgery, 25(8), 1303–1311. https://doi.org/10.1016/j.jse.2016.04.030 |
↑10 | Martinez-Calderon, J., Struyf, F., Meeus, M., & Luque-Suarez, A. (2018). The association between pain beliefs and pain intensity and/or disability in people with shoulder pain: A systematic review. https://doi.org/10.1016/j.msksp.2018.06.010 |
Merci pour vos articles! Je vais vous suivre avec intérêt, m’étant luxée 1 épaule en juillet, épaule très abîmée par 29 années de pratique de la kinésithérapie hospitalière!…