Souvent, sur les réseaux sociaux professionnels, des batailles se livrent sur la pertinence de certaines techniques ou non pour le traitement des douleurs. Un schiisme se forme au sein de notre profession mais aussi de plusieurs autres comme celle des chiropracteurs ou des ostéopathes, et ce, tout autour du monde. En fait, des « justiciers » de l’Evidence Based Practice interpellent régulièrement leurs confrères quant à la présentation de certaines thérapeutiques ou physiopathologies sans aucune preuve. Ces débats sont souvent stériles à cause d’une incompréhension de ce qui est avancé d’un côté et des conclusions tirées hâtivement de l’autre côté. Mais pourquoi ces remarques récurrentes ? Quelles sont les raisons qui poussent à ces discussions explosives ?
Je vous propose ce modèle explicatif pour éviter les incompréhensions en espérant que cela améliorera les échanges futurs. Il est inspiré des livrets éducatifs de Lehman (dont vous pourrez trouver la traduction du dernier ici) et basé sur ma compréhension du modèle de peur-évitement de Vlaeyen et Linton [1]The fear-avoidance model of pain, Vlaeyen, Crombez et Linton et de la théorie de la Matrice Cortico-Corporelle [2]The cortical body matrix. Reloaded. Lorimer Moseley C’est MA vision des choses, MA théorie qui gouverne MA pratique. Je ne suis le porte-parole de personne d’autre que moi-même.
Le modèle
Je vous propose de visualiser cette cuve avec un tuyau qui fait traverser un liquide de part et d’autre et un récipient en-dessous pour réceptionner ce qui déborde. On peut voir le corps humain un peu de la même manière, il reçoit des contraintes au quotidien et les fait disparaître grâce à sa capacité d’adaptation. Quand il reçoit plus de contraintes que ceux à quoi il peut s’adapter, ça déborde et déclenche des douleurs.
La douleur étant déjà une réponse aux contraintes, le modèle n’est pas parfait, vous pouvez garder ça en tête lors de la lecture.
L’excès de contraintes
Si pour une raison ou pour une autre le corps reçoit une grande quantité de contraintes en une faible quantité de temps, il y a des chances qu’il ne soit pas capable de s’adapter et va déclencher de la douleur.
C’est le cas par exemple quand vous allez faire un déménagement, une activité inhabituelle et que vous allez soulever un grand nombre d’objets du sol que vous allez vous fatiguer et finir par faire un « faux mouvement ». Vous allez probablement engendrer un grand nombre de contraintes rapidement sur votre colonne lombaire qui pourra éventuellement déclencher une réaction.
Dans ce cas, pas de problème, étant donné que le système fonctionne, s’il y a disparition de l’excès de contraintes, on va arriver progressivement à la disparition de la douleur, qu’on intervienne ou pas. Dans le modèle, on pourrait dire que le liquide s’évapore.
L’influence des facteurs BioPsychoSociaux
Des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux vont venir perturber notre capacité d’adaptation aux contraintes. En réalité, on en a tous, donc le premier schéma aurait dû les signaler. Ils peuvent être de différentes sortes, quelques exemples :
- Facteurs biologiques : Une lésion dans un tissu comme une entorse ou une lésion discale ; Un état inflammatoire particulier ; une forme anatomique plus contraignante comme un recurvatum de genou…
- Facteurs psychologiques : De l’anxiété, du catastrophisme, de la peur, une dépression, des croyances erronées, la perception de soi et de sa pathologie..
- Facteurs sociaux : L’environnement familial, l’environnement au travail, l’organisation du travail à la maison, le nombre d’heures de travail, le repos,…
Si les facteurs BioPsychoSociaux sont suffisamment nombreux, ils vont diminuer le débit, et donc il n’y aura plus besoin d’un grand excès de contraintes pour venir dépasser nos capacités et remplir la cuve de la douleur.
Selon ce modèle, afin de ne pas surcharger le corps, diminuer les contraintes serait une solution, par exemple en se reposant ou en évitant les activités contraignantes.
Cela peut sembler une bonne idée pour ne pas surcharger le système. Le problème est qu’on ajoute alors :
- Des facteurs biologiques (diminution de la trophicité des tissus et de leur capacité à soutenir la charge, diminution de la vascularisation, des endorphines circulantes libérées par l’activité physique,…)
- Des facteurs psychologiques (augmentation de la peur de bouger, de la perception de la fragilité,…)
- Des facteurs sociaux (réorganisation du rôle dans le foyer, problèmes au travail, isolement social,…)
Il faudra donc restaurer le système pour éviter un cercle vicieux où l’on peut de moins en moins supporter de contraintes et où on est obligé de les diminuer de plus en plus. Il est important de revenir à un degré de contraintes normal. Certains facteurs s’en vont heureusement tous seuls et donc notre intervention n’est pas absolument nécessaire.
Par exemple, imaginons une lésion discale, celle-ci va guérir grossièrement à la même vitesse, peu importe ce qu’on fera à peu de choses près. L’intérêt sera donc de s’occuper des autres facteurs BioPsychoSociaux. Certains biomécanistes l’ont bien compris et essayent d’attaquer « la cause » comme par exemple un étage intervertébral bloqué plus loin qui majorerait les contraintes sur le disque, mais ça nous y reviendrons plus tard.
La plupart d’entre nous, à part certains cabinets de kinésithérapeute-usine, proposent un cadre rassurant en écoutant le patient, en lui parlant et en se montrant avec une volonté d’aider. C’est également un moyen de traiter les facteurs psychologiques.
On est donc utile pour éviter les récidives.
Si en revanche les facteurs BioPsychoSociaux ne s’en vont pas seuls, alors on sera indispensable à l’amélioration des patients.
Et la douleur ? Traitement symptomatique
Traiter les facteurs BPS n’est pas notre seul objectif à envisager. On peut également traiter les symptômes dans un premier temps. On dispose d’une large palette d’outils pour ce faire. Le massage, la manipulation spinale, l’exercice physique, la mobilisation, l’hypnose… et même le placebo ont montré une capacité à améliorer les douleurs à court terme, un peu comme si on vidait le récipient de la douleur avec un seau.
C’est utile, d’autant plus que, ça permet également de traiter les facteurs psychologiques comme la peur dans quelques cas en permettant au patient de se rendre compte que ses douleurs peuvent diminuer, ou bien qu’il peut bouger sans danger.
Le patient peut-être capable d’appliquer ce traitement symptomatique lui-même (auto-massage avec une balle de tennis ou un rouleau, sport et exercices, auto-hypnose, …)
La iatrogénie
Un des problèmes qui peut se poser est que, parfois, les traitements symptomatiques au lieu de retirer des facteurs BPS en ajoutent.
L’action thérapeutique, efficace à court terme pour libérer les symptômes, va en réalité être iatrogène. C’est le cas par exemple avec le nocebo accompagnant ces thérapeutiques, qui va toucher essentiellement les facteurs psychosociaux. La manipulation spinale peut faire croire au patient qu’il a des vertèbres déplacées, le massage qu’il est trop tendu, l’exercice qu’il n’est pas assez musclé, les étirements qu’il est trop raide,…
Quel est le problème ? Et bien on a montré que les attentes des patients influençaient les résultats des traitements. Un patient qui ne croit pas en la manipulation ne sera pas soulagé et sera peut-être même empiré, un patient qui ne croit pas en l’exercice ne verra aucune amélioration… Si le patient croit qu’il n’est pas assez musclé ou bien qu’il est instable, alors on coupe ses mécanismes antalgiques endogènes et on vient perturber son image corporelle ce qui peut être très néfaste à long terme.
Même s’il a guéri car sa lésion a cicatrisé, la prochaine fois, avec tous ses nouveaux facteurs BPS en plus qui ont diminué sa capacité d’adaptation, il pourrait devenir douloureux persistant.
Traitement des facteurs BioPsychoSociaux
On peut également traiter les facteurs BPS. L’ennui c’est que, tout comme les traitements symptomatiques (ce sont parfois les mêmes d’ailleurs), ils peuvent être iatrogènes.
Un des points difficiles dans le soin des douleurs est qu’on n’a que très peu d’outils fiables pour évaluer la présence de ces facteurs biopsychosociaux, surtout les facteurs biologiques.
Par exemple, il semblerait qu’il ne soit pas possible de déterminer si une vertèbre est moins mobile qu’une autre manuellement, ou bien qu’on ne soit pas capable d’examiner la posture en position debout tout simplement parce qu’elle est variable d’une fois sur l’autre. Si bien que parfois, certains pensent traiter la « cause », qui au passage n’est qu’un facteur parmi tant d’autres, alors qu’en fait ils n’ont fait qu’un traitement symptomatique (rappelez-vous la libération de molécules qui viennent diminuer les douleurs, y compris avec le placebo). Le traitement symptomatique n’est pas mauvais, mais ne s’occupe pas du problème, et peut parfois rajouter les facteurs BPS.
Des points qu’on considère comme importants à traiter peuvent être sans intérêt, la posture assise d’un patient peut ne lui poser aucun souci (même s’il a mal après une longue période assise), pourquoi alors s’en occuper et retirer un tout petit facteur biologique pour peut-être rajouter d’autres facteurs biologiques (la nouvelle posture est peut-être plus contraignante pour une autre zone corporelle plus faible), psychologiques (peur de se blesser dans une position qu’il emploie souvent) et sociale (peur d’aller au travail où il se blesse à chaque fois).
Une autre chose à surveiller aussi, c’est de ne pas se concentrer que sur les facteurs biologiques (et ça c’est dur pour nous kinésithérapeutes), ni que sur les psychosociaux. Sinon, le patient risque d’avoir une accumulation de facteurs qui ne lui permettront pas de s’améliorer et l’enliseront au fur et à mesure dans de la négativité, de la crainte, un sentiment d’incurabilité. La moindre contrainte lui sera alors douloureuse.
Ainsi, si j’ai été clair et que vous avez été attentifs, vous aurez compris la théorie qui gouverne ma pratique clinique.
Est-ce vraiment important ?
Pourquoi toutes ces complications et réflexions autour du modèle BPS ? Sûrement parce qu’aujourd’hui, on peut décemment dire que les traitements proposés pour prendre en charge les troubles musculo-squelettiques n’ont pas atteint l’efficacité espérée contrairement aux traitements pour d’autres pathologies dans lesquelles on investit pourtant moins. Ce tableau issu de la revue de Deyo, Mirza, Turner et Martin [3]Overtreating chronic back pain : time to back off? illustre ces propos.
Les données ne sont pas récentes mais semblent avoir maintenu leur évolution avec en 2017 31,7 millions de travailleurs en incapacité à cause de troubles musculo-squelettiques aux Etats-Unis [4]Annual Statistical Report on the Social Security Disability Insurance Program, 2015. On observe une progression similaire de l’incapacité liée aux TMS en France malgré une baisse de l’incidence des accidents de travail [5]Accidents du travail et maladies professionnelles – Tendance de la sinistralité en 2014.
D’où cela pourrait-il venir ? On dispose d’un faisceau d’indices nous permettant de supposer que ces problèmes viennent de notre culture médicale et donc en partie des soignants. [6]Low back pain are we part of the problem or the solution? Steve Young [7]Is it Possible that You are Making Your Patients Lives Worse? Jarod Hall Cela rend indispensable notre remise en question.
J’espère que ce long pavé aura permis que vous compreniez un peu tous les enjeux derrière cette « guerre » qui est livrée actuellement et qu’il vous permettra de vous faire votre opinion en toute connaissance de cause. Merci de m’avoir lu jusqu’ici.
NB : Comme tout modèle, ce modèle sur les flux de contraintes est partiellement faux. En effet, il y a plusieurs cas recensés où, même sans contrainte, on arrive à déclencher des douleurs. C’est le cas par exemple de la douleur du membre fantôme ou algohallucinose. Aucune contrainte ne peut y être reliée (vu qu’il n’y a plus de membre pour recevoir les contraintes) et pourtant on a des douleurs. Il existe des cas similaires de douleurs fantômes chez des patients avec rupture complète de la moelle épinière expérimentant des douleurs neuropathiques sous le niveau lésionnel indépendantes évidemment de toutes contraintes.
On pourrait alors considérer que le modèle nécessite une intégrité du système nerveux pour tenir la route. Mais même avec un système nerveux « intègre », on peut retrouver des cas d’exacerbations de douleurs rien que par imagerie motrice chez des patients avec un syndrome douloureux régional complexe (anciennement appelé algo(neuro)dystrophie), si tant est qu’on puisse considérer leur système nerveux comme intègre.
Un bricolage pour faire tenir le modèle, en se basant sur la Matrice Cortico-Corporelle, serait donc de ne pas considérer les contraintes physiques reçues mais les contraintes perçues, que ce soit de manière nociceptive, de manière visuelle, de manière corticale,… Rien n’est jamais simple quand il s’agit de la douleur, c’est ce qui est passionnant !
References